Ne dîtes pas à Caroline Polachek qu’elle est la Kate Bush de sa génération. L’appellation a tout pour l’agacer, comme elle l’a signalé sur X (anciennement Twitter) dans un post depuis supprimé : “Je sais que c'est un grand compliment, mais cela m'agace énormément qu'on me dise que je suis la Kate Bush de cette génération. ELLE est la Kate Bush de notre génération, c'est une artiste irremplaçable” écrivait-elle alors. Le parallèle entre les deux chanteuses et compositrices est pourtant séduisant, tant elles forgent, chacune à leur manière, des voies uniques dans l’industrie musicale, nourries par des identités vocales somptueuses (le journal britannique The Guardian décrit la voix de Polachek comme “une version extraterrestre de Céline Dion”) et un refus catégorique de se plier à la loi du marché. C’est peut-être le plus grand rapprochement que l’on puisse faire entre les deux femmes : Bush en figure tutélaire de Polachek, notamment dans sa manière de cultiver une intensité rare à travers chacune de ses chansons.
Il y a un an sortait Desire, I Want To Turn Into You, le deuxième album de Caroline Polachek sous son nom complet. Un opus au titre parfait, comme une incantation, ou une supplication, c’est au choix. Il faut dire que l’artiste de 38 ans a un certain don pour raconter les émotions qui nous parcourent sous les vagues du désir. Dévoilé le jour de la Saint Valentin, cet album s’accompagne désormais d’une réédition (joliment intitulée The Everasking Edition, que l'on pourrait traduire par : “l'édition de la quête éternelle”) riche de sept nouvelles chansons, dont une collaboration avec la géniale Weyes Blood. L’occasion de revenir sur le parcours de l’artiste américaine à l’identité musicale avant-gardiste.
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Caroline Polachek, une enfance entre Tokyo et le Connecticut
Si Caroline Polachek est née sur l’île de Manhattan, un beau jour de juin 1985, sa famille déménage à peine un an plus tard au Japon, où elle vit jusqu’à ses six ans, baignant dans la culture – et surtout dans la musique - nippone. Comme les premières marques de son éducation culturelle et musicale, qui resteront à vie, avant que la famille n’emménage de nouveau aux États-Unis, dans l’État du Connecticut. Enfant hyperactive, la jeune Polachek commence à chanter au sein d’une chorale à l’âge de 8 ans, et s’amuse à jouer ses premières notes de musique sur un synthétiseur Yamaha offert par son père. Une des nombreuses méthodes mises au point par ses parents pour calmer le tempérament impétueux de leur fille, qui ne s’apaise – pour d'obscures raisons – que lorsqu’elle entend résonner la voix de la chanteuse irlandaise Enya.
À l’aube de l’adolescence, la passion pour la musique se mue en voyages répétés à New York, pour assister à des concerts de punk, de jazz, voire de hardcore. De fil en aiguille, elle commence à jouer dans ses premiers groupes, jusqu’à rencontrer Aaron Pfenning sur les bancs de l’université. À deux, ils fondent Chairlift, et sont rapidement rejoints par Patrick Wimberly. Caroline Polachek a 21 ans. Il suffit ensuite que l’un de leurs premiers morceaux, “Bruises” figure dans une publicité d’Apple visant à promouvoir l’iPod Nano pour que la maison de disques Columbia ne les signe, et qu’ils partent sur la route pendant plus d’un an et demi, assurant les premières parties de groupes et d’artistes comme Phœnix ou James Blake.
Une écriture marquée par Giacomo Puccini et Sergei Rachmaninoff
Ce qui marque à la première écoute d’une chanson de Caroline Polachek, c’est cette voix unique, qui va jusqu’à sortir des égosillements acérés. Une voix formée au chant lyrique dès l’adolescence, qui peut s’étendre sur au moins trois octaves et passer d’un registre à l'autre avec maîtrise et une puissance peu commune. Pourtant, elle ne crédite pas cette formation comme une grande influence dans son chant, mais plutôt dans son écriture, qu’elle dit très inspirée de celles d’hommes de la carrure de Giacomo Puccini, Sergueï Rachmaninov, ou encore Claude Debussy – à la croisée entre les mouvements baroque et romantique. Une influence qui se confirme avec le lancement de la carrière solo de l'artiste.
En 2016, l’aventure Chairlift prend fin après trois albums et deux EPs. À cette époque, Caroline Polachek a déjà commencé à sortir de la musique sous son seul nom, ou presque. Elle emprunte alors le pseudonyme Ramona Lisa, ou signe également de ses seules initiales, CEP. Il faut attendre 2019 pour voir naître Pang, le premier album officiel qu’elle sort sous son nom complet. Un album marqué par la souffrance d’un divorce survenu un an plus tôt dont le titre, “pang” pourrait se traduire par un pincement au cœur, une douleur lancinante, ressentie par l'Américaine lors de sa propre séparation. L’œuvre, unanimement acclamée, permet de propulser Polachek au rang de figure de proue d’une pop alternative presque irréprochable, tant elle est fraîche et diablement novatrice.
En outre, Pang est également marqué par l’abandon de sa maison de disque, ce qu’elle décrit, au micro de l’animateur canadien Tom Power, comme “la meilleure chose qui me soit secrètement arrivée”. Dès lors, la liberté devient totale pour celle qui n’aime pas les compromis (au Guardian, elle affirme que ses icônes sont Fiona Apple, Kate Bush et Björk, des femmes au succès commercial indéniable, sans jamais se plier aux règles de l'industrie du disque. Le désir de Caroline Polachek est compréhensible : à l'époque, elle sort d’une décennie à travailler en groupe. Cette nouvelle aventure en solitaire l’amène sur des rivages encore inexplorées, comme l’écriture pour d’autres artistes (elle est derrière la chanson “No Angel” de Beyoncé, ce qui lui vaut une première nomination aux Grammy Awards en 2015) ou les premières parties de grandes stars de la pop, comme Dua Lipa : “J'étais persuadée qu'au bout de deux semaines, j'allais m'en lasser, mais ce n'était pas le cas, pas même à la fin des deux mois. En fait, ce n'était pas tant un défi musical qu'un défi physique, celui de tenir autant d'espace avec mon corps, confiait-elle au média américain Pitchfork en avril 2023, à propos de cette période de sa vie. C'était une mission assez psychédélique, car dans le champ optique de la plupart des gens, j’apparaissais comme une minuscule fourmi dans une arène de 20 000 personnes. Mais en même temps, mon visage était énorme sur les écrans. Il fallait donc que je sois vraiment ample dans mes mouvements corporels et très précise dans mes mouvements faciaux”.
Desire, I Want To Turn Into You : la confirmation d’une icône
Quatre ans après la sortie de Pang, Caroline Polachek revient avec Desire, I Want To Turn Into You, un second opus au titre presque mystique, qu’elle explique à l’aide de différentes interprétations. D’abord, la volonté de se transformer en désir, une émotion donc, une énergie. C’est là l’interprétation la plus obscure de l’album, mais aussi sa plus poétique. Mais dans cette adresse, elle offre d’autres lectures : d’abord le désir, puissant, de ne faire qu’un avec l’être aimé, de se fondre en lui. Ou encore, plus simplement, la demande faite à son amant, celle de se lover dans ses bras. Avec un seul titre, Caroline Polachek prouve à quel point la thématique du désir la travaille. Dans une interview datée de 2016 pour le média VICE, elle révélait : “Combien de personnes ai-je plaqué ? Hm… Je compte jusqu’à 18. Oui, je suis une briseuse de cœur. Personne ne m’a jamais largué”.
À la production, Caroline Polachek renoue avec son collaborateur Danny L Harle, dont elle confesse admirer l’audace et la capacité à travailler extrêmement vite. Elle collabore également avec le Britannique Sega Bodega, notamment sur le lumineux “Sunset” imaginé comme un hommage aux cinémas espagnols et italiens des années 1960. En effet, Desire, I Want To Turn Into You est né entre les étés 2020 et 2021, que Polachek passe sur les routes d’Italie et d’Espagne avec ses ami·es. Visuellement, l’artiste est particulièrement marquée par les volcans en activité qui peuplent ces régions, qu’elle perçoit comme la métaphore parfaite des catastrophes naturelles inéluctables, en même temps que le symbole des pulsations du cœur humain. Très vite, elle devient obsédée par les vidéos de volcans, qu’elle regarde en boucle sur YouTube. La palette de couleurs de l’album, entre les rouges, les bruns et les noirs, en est directement inspirée.
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Aujourd'hui, Desire, I Want To Turn Into You est complété par une ré-édition riche de sept titres, plus expérimentaux encore que ne pouvait l’être l’album. Deux reprises se sont nichées dans cette nouvelle édition, de chansons qui ont inspiré l’artiste au cours du processus de création. D’abord “Spring Is Coming With a Strawberry”, une chanson des années 80 presque introuvable en ligne, du groupe Operating Theatre, qu’elle réinterprète avec l’aide du producteur anglais A. G. Cook. L’autre reprise est celle d’un morceau intitulé “Pharmacoma” (que Polachek réduit en “Coma”) par le très mystérieux et discret groupe Default Genders. Comme la preuve ultime de l’amour profond que Caroline Polachek voue à la musique, qui peut l’amener à explorer Internet pendant des heures, à la recherche de la chanson oubliée, qui fera office de point de départ à ses expérimentations avant-gardistes.
Desire, I Want To Turn Into You: Everasking edition, de Caroline Polachek, disponible.
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